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L’écrivaine Christine Angot est invitée pour des raisons professionnelles à Strasbourg, où son père a vécu jusqu’à sa mort en 1999. C’est la ville où elle l’a rencontré pour la première fois à treize ans, et où il a commencé à la violer. Sa femme et ses enfants y vivent toujours.
Angot prend une caméra, et frappe aux portes de la famille.
Après une vie consacrée à la littérature, vous vous risquez au cinéma. Qu’est-ce qui vous y a amenée ?
L’envie, à un moment particulier, qu’il y ait une caméra avec moi. Une caméra, c’est quelque chose qui accompagne, qui soutient, qui voit la même chose que soi. L’envie qu’il y ait une caméra dans la main de quelqu’un, quelqu’un qui est là, qui voit et entend la même chose que soi, qui fait la même expérience visuelle, sensorielle, sensible et même hyper sensible.
Quelque chose a-t-il déclenché ce projet ?
Une circonstance, oui. Fin juin 2021, je suis dans les toutes dernières corrections de mon livre, Le Voyage dans l’Est, et je reçois un appel de la personne qui s’occupe chez mon éditeur des déplacements, elle a besoin de confirmer des invitations à Nancy, Strasbourg, Mulhouse. Elle n’a pas encore lu le livre, n’en connaît ni la portée ni le contenu, et elle m’organise un petit voyage dans l’Est… Je me dis : tiens, ce serait bien s’il y avait une caméra avec moi. Quelques jours plus tard, j’en parle à Caroline Champetier (directrice de la photo ndlr).
Pourquoi un film ?
Je veux qu’on voie, je veux qu’on sache, qu’il y ait une connaissance, une intelligence de ce qui survient. Je veux qu’il y ait la même vérité que dans un livre. Dans un livre, on n’observe pas, la scène apparaît, c’est tout. Elle n’a pas à être expliquée, elle s’impose par les mots. Là, ça doit être pareil, mais avec une preuve visuelle.
Avez-vous à ce moment-là une idée de la façon dont le film peut se déployer ?
Aucune. Je ne vois ni la composition ni la dramaturgie, ou très vaguement, et ce que je vois à ce moment-là je ne le suivrai pas. Il y aura des images et des phrases, donc il y aura forcément des connections, une sorte de minimum syndical de l’écrivain qui filme. Mais qui m’a très vite ennuyée. Ce que je veux savoir, en réalité, c’est s’il y a quelque chose de visible dans ce chemin vers l’Est. Si filmer une fenêtre, ou une rue, a un sens ? Est-ce qu’on voit quelque chose ? Si on met un texte en super position, qu’est-ce que ça donne ? Le film a commencé à devenir ce qu’il est avec la scène de Claude et Léonore, trente ans plus tôt, jouant avec un ballon sur une pelouse, et ma voix off sur les images. Là il y a eu quelque chose. Ça ne pouvait pas non plus être tout le principe. Ç’aurait été trop formel, trop systématique, ça se serait usé très vite.
C’est l’une des séquences vidéo qui jalonne le film. Avant d’évoquer ces scènes, parlons de la grande séquence dans la maison de la femme de votre père.
Je voulais me rendre à l’adresse à laquelle j’ai longtemps écrit à mon père, et où je suis allée une fois, il y a trente-cinq ans. Je me pensais incapable de sonner. Par peur qu’on ne me réponde pas, ou qu’on me refuse l’entrée. Comme on ne répond pas aux quelques messages laissés par téléphone depuis quelques années. Et je sais que s’il n’y avait pas eu une caméra avec moi, s’il n’y avait pas eu Caroline Champetier filmant les sonnettes, mon doigt n’aurait pas appuyé dessus. Je n’étais pas seule, c’est essentiel. Je n’y serais pas allée seule. Par peur. Par impossibilité. Je suis quelqu’un qui réfléchit assez peu, en fait, et en fait, c’est mon doigt, à un moment, qui appuie sur la sonnette, quand Caroline en approche la caméra. Comme ce n’est pas préparé, devant la porte qui s’ouvre je suis dépassée, par ce qui arrive, parce que je ne m’y attends pas, et que je suis en train de faire quelque chose que je n’ai pas imaginé. Je suis dépassée, et en même temps je me dépasse. Comme une autre moi-même qui prend le relais, monte l’escalier, met le pied dans la porte, s’impose. Je suis dans un état de survie, d’incandescence, d’électricité. Dans ce domaine des viols sur enfant et des incestes, de toute façon, c’est soit des films pornos, soit des films de guerre.
Qu’attendez-vous de cette femme ?
Rien de spécial. Je veux entendre ce qu’elle dit, je veux comprendre ce qu’elle a dans la tête, face à ce que moi je lui dis je veux entendre ce qu’elle répond, savoir comment elle voit les choses, comment elle les interprète, comment elle les vit. Ce qu’elle pense. Je veux savoir l’histoire qu’elle se raconte, comment est son visage quand elle prononce les phrases. Comment elle vit confrontée à quelqu’un qui lui dit : il s’est passé ça. Et qui lui pose des questions. Je veux connaître l’histoire que se racontent les gens quand on leur dit ce qui est, ce qui a été, ce qui s’est passé…Au fond d’eux-mêmes, ils savent ce qu’il en est. Mais ils ont construit un édifice qui barre le réel. Personne n’est obligé d’aller au fond des choses, pour que le barrage tienne, ceux qui l’ont édifié se sont persuadé que la folle, c’est moi, celle qui invente, qui fait du roman. Ils inversent.
Cette femme, vous la tutoyez, vous la connaissez…
Je l’ai rencontrée pour la première fois à 28 ans, à Paris, en présence de mon père. Quand ils ont enfin décidé de dire à leurs enfants que j’existais, j’avais 28 ans, et eux 20 et 22 ans. Ma demi-sœur est venue me voir à Nice, où j’habitais, et quelques semaines plus tard je suis allée à Strasbourg, pour faire la connaissance de mon demi-frère.
Après ça, vous filmez les autres…
Oui, nécessairement, ça s’enchaîne. Quand on sort de chez la femme de mon père, on sait qu’on a filmé quelque chose qui habituellement ne peut être qu’une reconstitution, ou un scénario comme dans Festen. Ça ne peut être que de la télé-réalité ou de la fiction, normalement. Là, on a une scène vraie. On est dans le réel. Rien n’a été écrit à l’avance, il n’y a ni reconstitution ni scénarisation. On est dans le présent pur. On n’est pas dans l’imagination. C’est le 12 septembre 2021. On s’engouffre dans le taxi, et on est dans un état d’épuisement indescriptible.
Ensuite, il se passe quoi ?
Je vais à Reims revoir ma copine d’école, dont j’ai retrouvé la trace. J’aurais aimé garder ce passage, mais je l’ai coupé quand le film s’est centré sur « une famille ». Je filme ma mère à Montpellier, elle sait que je vais lui poser des questions, ce n’est pas simple pour elle, mais elle n’envisage pas une seconde de me dire non. L’entretien ne se passe pas bien. De retour à Paris, on monte la scène, et c’est très difficile. La scène est dure. Puis on va filmer Claude, le père de Léonore, à Montpellier aussi. Puis Léonore à Nice. Charly à Paris. Puis, je me dis « il faut retourner chez ma mère. On ne peut pas rester sur cette conversation si dure ». Entretemps, elle me donne un carnet dans lequel elle a pris des notes pendant qu’elle lisait Le Voyage dans l’Est. Je le lis, je trouve ça super. Quand on retourne à Montpellier pour la filmer, je sors le carnet de mon sac, et lui demande de le lire devant la caméra. La séquence s’est tournée en deux temps. D’abord, elle le lit dans un jardin, elle est dévastée, elle est en larmes. On recommence le lendemain, chez elle. Là, elle n’est plus cueillie dans son émotion brute, elle est émue mais s’appuie sur son texte. Beaucoup de gens qui traversent des choses difficiles écrivent. Ils se rendent justice à eux-mêmes.
Est-ce que le film est la quête d’une réponse ?
Je n’attends aucune réponse. Je suis très habituée à ne rien attendre et je n’ai jamais rien attendu. C’est pour ça qu’à la fin, quand Léonore dit ce qu’elle me dit, je suis émerveillée. Les gens sont tout le temps en train de me demander ce qui s’est passé pour moi, mais de ça je m’en occupe, ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce qui se passe pour eux. Eux les autres. Ça peut paraître étrange, mais elle est là la vraie question. Ça les concerne. Ils font partie de l’histoire. Alors, quelle est l’histoire qu’ils se racontent dans le miroir ?
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